Paul Kersex est un singulier personnage. Ce « machine man »
italien est l’auteur d’une petite dizaine de releases si on compte son alias TheAwayTeam, et s’est ainsi donné
l’opportunité de publier sur pas moins de 10 labels différents (et cette
fois, c’est en oubliant de prendre en compte son EP self-released). Un homme de
conviction donc, attaché à sa vision de la musique électronique et rien
d’autre, électron libre qui transmet son regard et son savoir un peu partout en
Europe, depuis la belle ville de Rome. C’est aussi et surtout un artisan
électronique, déterminé à passer par une conception analogique de ses morceaux,
et à refuser la facilité parfois déconcertante de la club music actuelle, ses
rythmes 4/4 évidents et sa house gentillette. À l’inverse, Polysick veut que son electronica, si elle croule sous les
références dance et les influences 90’s (et ce notamment en raison des
instruments et des patterns utilisés), ne tire sur aucune corde, ne s’attache à
aucun courant spécifique, de peur de rentrer dans un formatage sournois. Qu’en
est-il du succès d’une telle entreprise ? Après deux ans de productions
plus ou moins réussies, il est encore légitime de se demander si Polysick est
en mesure de dépasser le stade d’espoir surévalué. En effet, Digital Native, son second long format,
s’il ne lui cause pas d’opprobre, ne lui rend pas justice non plus.
Pour prouver mon propos, pas d‘autre solution que de se remémorer ses premiers efforts. Ainsi, nous voilà revenus en 2010, au mois de mai, lors de la parution de Meteo, son premier LP. Strange Life Records, qui s’est occupé de sa sortie, est le label de Legowelt, le néerlandais basé à La Haye et responsable d’une importante discographie, aussi bien qualitativement que quantitativement parlant ; pour eux, l’album de Polysick était un mauvais présage, puisqu’en plus d’être passé relativement inaperçu des médias, il fût l’avant-dernier album du label avant son extinction. "Inaperçu" : c'est le symptôme d'un des reproches qu'on fait au franco-italien d’ailleurs ; depuis ce premier album, il ne s’est pas passé une release qui ait créé l’occasion d’attirer les foules, ou de mettre d’accord les médias. Commenté de nombreuses fois, ses compositions ne trouvent jamais de férus défenseurs, d’admirateurs inconditionnels qui pourraient le faire sortir vainqueur du grand jeu de la hype. Le cas contraire pourrait bien le soumettre à une « extinction » médiatique aussi définitive que la disparition de Strange Life Records il y deux ans de cela. Un sort qui pourrait être réservé à l’italien très prochainement s’il ne satisfait pas les critiques : après un EP chez le up-and-coming 100% Silk (dont j’ai déjà parlé lors de cette chronique de l’ambivalent Kingdoms de Fort Romeau), c’est Planet Mu qui prend cette fois-ci la responsabilité de commercialiser la galette de Polysick. Deux sorties non marquantes ou décevantes chez, respectivement, un label qui a le vent en poupe, et un label aussi réputé et médiatisé, pourraient s’avérer fatales, si l’on considère que la presse musicale n’a pas le pardon facile. Cela tombe bien, Polysick n’a pas livré une copie dégueulasse lors de son premier exercice chez les californiens. Mais le second, Digital Native, n’est peut-être pas à la hauteur de la marche franchie par M. Kersex en se rendant à Londres.
Il faut dire que ses morceaux, toujours intéressants, n’ont
pas le don de fédérer autour d’eux les passionnés ni les amateurs parce qu’ils ne dégagent pas forcément
grand-chose. Digital Native tombe en
fait dans le trope de l’electronica intelligente mais terriblement peu
sentimentale. Cérébrale, sa musique ne l’est qu’en quelques instants, dépassant
rarement l’intérêt simple pour une musique construite de manière parfois
alambiquée, avec une complexité satisfaisant le beatmaker lambda, qui
appréciera la variété des nappes et des styles évoqués ; on flirte tantôt
avec l’italo-disco, tantôt avec la dance américaine, tout en restant dans une
esthétique electronica digne de Warp et consorts. Un raffinement dans le choix
des instruments et des sonorités (un mi-chemin réussi entre acid et deep en
fonction des morceaux), un engagement clair dans la volonté de ne s’arrêter sur
aucun des genres proches, et une palette rythmique assez complète. Pas beaucoup de
répétitions dans cet album si l’on y regarde d’assez près, on hésite entre Joakim et Metro Area quand il s’agit des textures, et Vedomir et Last Step
quand il s’agit de forme. Ne rentrant jamais dans l’electronica pure, sans pour
autant jamais délaisser l’aspect IDM de ses compositions, Paul Kersex offre un
voyage dépaysant à travers une fausse-dance alléchante. L’effet rétro est soutenu par une technique d’enregistrement poussiéreuse - ou peut-être est-ce
un effet de viellissement sur les instruments directement. Toujours est-il que
les sons acids sont une de fois plus assez présents. L'utilisation faite ici des différents synthés (ou leurs contrefaçons logicielles) ne rougirait
pas de la comparaison avec celle du catalogue de synths déployé par The Analog Roland Orchestra dans son
récent album Home. Là aussi, on reconnaît
le dévouement d’un artiste à une formation instrumentale particulière, et la
recherche d’une diversité au sein de cette même formation. Une cohérence que BNJMN ou Todd Terje n’auraient pas renié au vu
de leurs Black Square ou It’s The Arps.
Cependant, l’opus de Polysick -
très spécifique, n’en doutez pas - perd rapidement de sa valeur en raison de
l’ennui qu’il procure. La variété obtenue n’étant pas à remettre en question, le
manque de peak time, et l'absence de dépassements de la simple balade sont ici à pointer du
doigt. On n’est jamais en mesure de passer un cap, de sentir l’adrénaline nous
transporter, le déphasement ou la confusion nous terroriser ; aucune
immersion, submersion, dans un quelconque état particulier, aucun écart, aucune progression pour nous emballer, rien... Rien de plus que l’intérêt passager de la
construction harmonique ou rythmique de ses tracks, que l’admiration pour la
mise en place et la progression des mélodies, de la qualité de la
synthèse sonore et des filtres, le plus souvent automatisés… Un tantinet léger
quand on sait qu’il ne s’agit pas non plus de Ligeti ou d’Arvo Pärt (namedropping,
quand je te tiens…). Pour faire plus simple, la construction et la
sophistication, c’est beau, mais on reste dans le registre d’une musique
électronique non expérimentale, donc pas de quoi s’extasier devant des flopées d'arpèges automatisés et quelques kicks en contretemps. On ne retient donc aucun morceau de
ce Digital Native, et c’est tout le
drame. Malgré de belles plages downtempo, de rudes leads acid, d’exotiques
passages ambient, pas une seule track ne sort du lot, et on doit se contenter
de suivre gentiment la partition, en attendant que l’équilibre fomenté depuis
la première note se rompe afin de trouver la voie de la grandeur – un moment
qui ne viendra jamais.
Déception donc quand il s’agit de
ce Digital Native, qui aurait pu être un
magnifique éloge vintage à la dance de la fin des 90’s avec une révision de ce genre si
épars et difforme à travers l’œil de l’electronica de la même époque. Un beau double hommage, s’il avait su
s’accompagner du lyrisme et de la passion qui accompagnent les grands albums
des genres en question. Mais là où l’IDM d’un Luke Vibert période Yoseph
aurait pu s’accomoder d’un arrangement avec l’EDM de Metro Area, ou avec l'italo-disco de Moroder pour donner naissance à un opus transgénique et rétro-futuriste, l’emballement ressenti à l’écoute de chaque oeuvre n’a pas résulté
en l'album espéré. Digital
Native, dans la forme, est intéressant ; néanmoins, il n’est en aucun
cas gratifiant, et le plaisir éprouvé à son écoute n’a pas la moindre chance de
comparaison avec le travail mis dans la finition de cette œuvre - un LP d'une heure, et assez
technique, il faut s’accorder à le dire, si ce n’est le répéter. C'est un peu l'ambiguïté des digital natives qui est involontairement développée sous nos yeux par son auteur : une génération en phase avec la technologie "de pointe" qu'elle manie quotidiennement, mais qui perd en même temps le sens des responsabilités vis-à-vis de celle-ci, ainsi que la profondeur de sens que ce développement renferme, et la sagesse qui devrait aller avec le développement de cette pensée... Un manque de profondeur criant dans cet album tout en surface. C'est aussi un hommage à la génération Y, notre génération de névrosés de facebook accrochée à son smartphone, selon le cliché, mais surtout génération née avec l'italo-disco, la dance et l'electronica... Polysick est un esthète, mais pas un penseur. Il appartient peut-être à cette génération qui apprend la musique plus qu'elle ne la pense, qui l'observe plus qu'elle ne la vit, qui l'entend plus qu'elle ne l'écoute. Une génération d'affamés qui oublient de prendre du temps, ou de lui en laisser, et de laisser patiemment s'incruster l'idée de la musique que l'on écoute. Afin d'en retirer les plus fortes émotions. Digital Native est donc destiné à ceux
qui ont le temps d’écouter à la pelle des albums à la production intéressante et
originale, sans être satisfaisants émotionnellement. Malheureusement pour Polysick, je crains fort que ce ne soit
pas le genre des auditeurs de Planet Mu.
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